Lénine, Staline et la musique (14 novembre 2010)



Lénine, Staline et la musique, Exposition au palais de la musique (du 12 octobre 2010 au 16 janvier 2011)


Au sein de la saison musicale consacrée aux utopies, la Cité de la musique présente une exposition éclairant les liens entre art et politique au cours de la période soviétique. De nombreux artistes importants sont exposés - compositeurs, peintres, sculpteurs, photographes, metteurs en scène ou réalisateurs - sur une période qui court de la révolution russe d’octobre 1917 à la mort de Staline en 1953. Un casque accompagne la visite, ce qui permet d’obtenir des informations importantes sur les artistes majeurs, mais surtout d’écouter les nombreuses œuvres musicales qui jalonnent le parcours. 
Youri Pimenov (1903-1977) Affiche « Nous construisons le socialisme », 1928.
 
La première partie de l’exposition (1917-1929) est consacrée à l’ébullition artistique qui accompagne la révolution russe. Les artistes sont à l’avant-garde au cours de cette période et souhaitent, à travers leur art, contribuer à la naissance d’une société nouvelle. Certains artistes vont même participer activement aux institutions créées par le régime soviétique. Kazimir Malévitch, par exemple, occupera la fonction de commissaire du peuple pour la démocratisation de l’art. De même, le peintre Marc Chagall, le metteur en scène Vsevolod Meyerhold ou le poète Vladimir Maïakovski se voient confier des postes à responsabilité.

Les musiciens (Prokofiev, Chostakovitch, etc.) composent des opéras engagés politiquement et formellement novateurs ; les peintres (Malévitch, Chagall, Klioune, Tatline, etc.) souhaitent faire émerger une peinture nouvelle, à l’image de la société - ainsi naissent le constructivisme, le futurisme, le symbolisme ou le suprématisme ; Les affiches révolutionnaires fleurissent et associent une recherche formelle pointue à la glorification du peuple et de la révolte ; les décors et costumes des opéras sont travaillés comme des oeuvres majeures. De gigantesques spectacles de masse sont montés à Petrograd, pour montrer la communion qui existe entre les artistes et le peuple. Les artistes de disciplines différentes travaillent ensemble sur des oeuvres importantes. Par exemple la pièce La Punaise (1929) rassemble les plus grands artistes russes de l’époque: le poète Maïakovski, le metteur en scène Meyerhold, le décorateur Rodtchenko et le compositeur Chostakovitch.

Kazimir Malévitch (1878-1935) Projet de costume pour l’opéra Victoire sur le soleil
d’Alexeï Krouchenikh et Mikhaïl Matiouchine :  « L’Ouvrier attentif », 1913. 
 
La seconde partie de l’exposition (1930-1953), à l’étage, est consacrée à la normalisation artistique de la période stalinienne. Au nom du “réalisme socialiste”, Staline et Jdanov vont détruire des milliers d’oeuvres, censurer de nombreux artistes et inciter fortement les autres à se conformer à la doctrine.
Alexandre Deineka (1899-1969) Les Stakhanovistes, 1937

L’artiste a pour rôle d’exalter l’édification du socialisme et de ses héros (les ouvriers, les paysans et Staline), dans une forme compréhensible par le peuple. Toute recherche formelle est taxée de “formalisme” et considérée comme bourgeoise, donc sévèrement punie par le régime. La fonction artistique traditionnelle de critique du pouvoir est évidemment bannie ; le rôle de l’art étant exclusivement consacré à la propagande.
Arkadi Plastov (1893-1972) La Fête des moissons ou la Fête au kolkhoze, 1937
Ainsi, les idées novatrices et bouillonnantes de la période précédente laissent place à des tableaux sans vie glorifiants la jeunesse, les kolkhozes, les sportifs, etc. De même, les musiciens doivent composer de la musique facile et joyeuse. Les opéras sont progressivement supplantés par la variété. La “Chanson de la patrie” et la “Marche des enthousiastes” interprétées par Lioubov Orlova sont des hymnes au travail et au patriotisme.


Fedor Chourpine (1904-1972) Le Matin de notre Patrie, 1946-1948.
Fragilisé par sa politique intérieure, Staline a largement utilisé les artistes pour redorer son image à la suite de la victoire face à l’Allemagne nazie lors de la bataille de Stalingrad. De nombreux portraits sont commandés, où Staline est présenté comme le sauveur du peuple et le guide de la révolution socialiste. Cette propagande atteindra son apogée au cours de la guerre froide.
 
Victor Koretski (né en 1909) Affiche « Dans les pays capitalistes : la destinée du talent… En pays
socialiste : ouvrons la voie aux talents ! », 1948.

Pendant la période stalinienne, les artistes sont confrontés à un choix lourd de conséquences : quitter la Russie pour conserver leur liberté artistique, ou bien rester. De nombreux artistes ont fait le choix de l’exil. Ainsi, Igor Stravinski retourne pour la première fois en URSS en 1962. A l'inverse, certains artistes majeurs comme Malévitch, Prokofiev, Meyerhold ou Chostakovicth sont restés en Russie. Certains ont refusé de se voir dicter leur conduite par le pouvoir politique. Malévitch connaît rapidement la disgrâce aux yeux des autorités. Meyerhold est fusillé en 1940, accusé de trotskysme et d’espionnage. Au contraire, d’autres artistes comme Chostakovitch et Prokofiev adaptent leurs compositions à l’idéologie du régime. Par exemple, Chostakovitch compose plusieurs ballets qui mettent en avant la volonté réformatrice stalinienne. “L’Âge d’or” met ainsi en scène les aventures de footballeurs soviétiques dans l’univers capitaliste. Pourtant, ces artistes oscillent constamment entre volonté de réaliser des oeuvres novatrices et de plaire au pouvoir stalinien. Certaines oeuvres sont stigmatisées comme formalistes, et les compositeurs se normalisent aussitôt. Par la suite, Chostakovitch, Prokofiev ou Eisenstein produiront des oeuvres patriotiques dans le but de soutenir les russes pendant l’effort de guerre face à l’Allemagne nazie.






Vera Muchina, L'ouvrier et la kolkhozienne, 1937.

 


Ironie de l’histoire, Staline et Prokofiev meurent le même jour, le 5 mars 1953. La nouvelle de sa disparition, annoncée dans la presse américaine le 9 mars, ne sera divulguée en URSS que
deux jours plus tard.


Au cours de cette exposition, une question taraude l’esprit du révolutionnaire qui sommeille en nous : un projet de changement radical de la société s’accompagne-t-il forcément d’une mise au pas de pans entiers de la société, et de l’art en particulier ? 
Cette retrospective nous rappelle qu’il faut réussir à allier le pessimisme de l'intelligence à l'optimisme de la volonté.